Zone COVID, mercredi 21 octobre 2020

Malaisant:
Très populaire auprès des adolescents québécois, ce mot a fait son entrée dans Le
Petit Robert en 2019 sous la définition suivante: « Qui met mal à l’aise, qui crée un malaise, une gêne. »
« Malaisant est un adjectif extraordinaire: il suscite chez celui qui l’entend exactement
ce qu’il cherche à dire. » Clara Georges, Le Monde
***
Madame Rodriguez a 43 ans. Elle est petite et toute en rondeur, avec le teint hâlé, un
beau visage et les yeux verts. Elle est admise pour une atteinte pulmonaire liée à la
COVID-19 et un diabète de type 2 démasqué par l’infection. On l’a mise sous oxygénothérapie à faible dose par lunette nasale car le moindre effort l’épuise. De plus, elle tousse beaucoup et reçoit du sirop antitussif ainsi que de la dexaméthasone, un corticostéroïde puissant que nous administrons quasiment à tous nos patients depuis juillet 2020.
Dans sa chambre, la télévision est presque toujours allumée. En zone COVID, la télé
est offerte gratuitement à tous les patients. A défaut de visiteurs, elle assure une présence aseptisée qui n’est pas toujours rassurante, puisque les personnages qui peuplent en général l’écran sont les Legault, Arruda, McCann puis Dubé, les Patrice Roy, Denis Lévesque et autres, ainsi que les Nima Machouf, Cécile Tremblay et ainsi de suite...
La plupart du temps, le premier geste que je pose en entrant dans une chambre dont la télévision est allumée, est de l’éteindre. Je n’en supporte pas le bruit qui se rajoute à
celui du système de ventilation à pression négative et qui m’oblige à forcer la voix encore davantage à travers mon masque. Qui plus est, je ne supporte pas de voir les statistiques de la journée défiler dans le bas de l’écran et d’entendre les commentaires désincarnés de nos analystes. Ce décalage entre la réalité concrète du terrain et la froide rationalité de nos experts me rend mal à l’aise quand je suis en présence d’une vraie personne atteinte de la maladie.
Ma « jeune » patiente ne nécessite pas une surveillance très active. Elle s’améliore,
mais l’évolution est lente. Ses journées en zone COVID sont ennuyantes et se déroulent au rythme des visites de son infirmière qui vérifie ses signes vitaux et sa
glycémie, de l’inhalothérapeute qui vient lui ausculter les poumons et lui administrer des pompes, et du personnel d’entretien ménager qui procède à une désinfection régulière de toutes les surfaces de la chambre. Elle passe de son lit au fauteuil et sort parfois marcher lentement dans le corridor avec sa bonbonne d’oxygène.

Lors de ma tournée aujourd’hui, Madame Rodriguez est assise dans le fauteuil. Par-dessus sa chemise d’hôpital, elle porte une superbe robe de chambre en ratine rose fuchsia qui fait ressortir le vert de ses yeux, et qui me fait envie tant elle semble confortable. La télévision, située dans le coin supérieur au fond de sa chambre, joue en sourdine. Cette fois, je ne prends pas la peine de l’éteindre.
Tandis que nous discutons, je remarque qu’à l’écran, on nous présente des images du point de presse du gouvernement. La patiente et moi, nous nous arrêtons de parler et fixons la télévision. Pendant qu’on voit le Premier Ministre s’adresser aux citoyens, les chiffres défilent: 1072 nouveaux cas, les hospitalisations sont en hausse à +26 pour un total de 533 patients hospitalisés.
Je regarde Madame Rodriguez et lui dis: « Vous faites partie des statistiques
d’hospitalisation ».
On voit maintenant Patrice Roy qui commente.
« Ça prend une toute nouvelle dimension, de regarder ça de ma chambre d’hôpital.... ,
me répond-elle.
- C’est irréel, n’est-ce pas? »... Moi dans mon équipement de protection, elle assise
dans le fauteuil avec sa robe de chambre fuchsia, l’oxygène au nez et son spiromètre à
portée de main...
Elle hoche la tête, acquiesce.
Malaisant...

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Statistiques vues de dos! Encore un bon texte! Merci, Marie-Michelle!